Je ne vous parlerai pas ici de phŽnomnes pŽriphŽriques
au jeu d'Žchecs, comme celui de retrouver un cavalier noir au fond
du dŽbarras que nous avons dŽcidŽ, la veille, de ranger. Le cavalier
(qui amputait le jeu au point de nous dissuader de jouer une petite
partie) fait figure alors de membre, d'organe. Nous ne jouons pas
encore et pourtant nous sommes dŽjˆ le jeu. Utiliser le paradigme
biologique pour apprŽhender, ou du moins dŽfinir un profil, une
lecture quasi-physiologique d'une collection d'objets ayant chacun
leur spŽcificitŽ, pemet de nous dŽgager d'une pure axiomatique du
jeu. L'idŽe autour de laquelle se dŽveloppe cet article est que
nous sommes en mesure de parler de lutte quand le jeu devient lieu
d'Žchanges affectifs, de douleurs. Cela implique la constitution
d'un corps symbolique, l'hypertrophie d'un corps rŽel afin de pouvoir,
compte-tenu des exigences, (64 cases, des mouvements dŽterminŽs,
etc.), s'adapter au jeu, tre inter-esse. Suite ˆ une comparaison
entre le Boxeur et le Joueur d'Žchecs, nous dŽgagerons les enjeux
pris dans le tissu de la confrontation.
Dans
un face ˆ face sans parole, les boxeurs visent ˆ occuper d'une faon
unilatŽrale l'espace dŽfini par les corps et les rgles des Žchanges.
Etre pour donner et dispara”tre derrire une parade, une esquive.
On joue un peu ˆ cache-cache ! Le but de cette relation c'est d'obliger
l'autre ˆ se dŽvoiler, ˆ dŽvoiler un corps qui est dŽjˆ exposŽ ˆ
une semi-nuditŽ, ˆ modifier son rapport ˆ une situation. C'est le
corps qui parlera quand, touchŽ ˆ l'þil droit, le boxeur devra revoir
sa posture vis-ˆ-vis de l'adversaire. Il ne s'agit pas de se faire
surprendre par tout ce qui pourrait venir de la gauche. Le corps
rŽel est pris dans un jeu de relations dont l'enjeu est le corps
lui-mme, c'est ˆ dire la prŽsence, voire la vie. La prŽsence de
l'autre nous met au pied du mur de notre imaginaire, en nous sommant
de le rŽaliser ou de l'abandonner. S'il n'y avait qu'un boxeur,
on passerait d'une salle de sport au silence feutrŽ d'une salle
de thމtre !
Par
la mme, la rŽalitŽ de l'autre, sa consistance, sa capacitŽ ˆ faire
valoir sont immŽdiate prŽsence, porte le tŽmoignage d'une sŽparation
entre notre imaginaire et le rŽel. Mais en mme temps, l'adversaire
est la condition de possibilitŽ et de lŽgitimitŽ de notre projet.
L'adversaire n'est pas simplement un " faisant face " avec qui nous
Žchangeons des informations, il est aussi une rŽalitŽ que je ne
peux que deviner ˆ travers l'ensemble de mes perceptions et qui
s'impose comme telle.
Au jeu
d'Žchecs, il y a Žgalement ces sensations et ces sentiments, ne
serait-ce que dans le besoin de voir notre partenaire avant de commencer
la partie, s'en faire une reprŽsentation ; dans cette impression
de puissance lorsque nous savons que l'adversaire court maintenant
ˆ sa perte ; dans l'Žtonnement panique qui nous saisit lorsque nous
constatons que nous avons commis une " gaffe monumentale" ! L'ensemble
de notre construction, voire le jeu lui-mme, se dissout dans le
vide laissŽ par la pice en prise. Pourtant, nous ne sommes pas
sur l'Žchiquier, ce ne sont que des pices en bois que nous dŽplaons
du bout des doigts ! Puisque nous admettons l'idŽe selon laquelle,
dans ces deux activitŽs, il y a lutte (comme confrontation dans
un rapport de forces physiques ou intellectuelles), peut-on parler
de corps du jeu et de lutte au jeu en vertu d'une analogie ? Un
rapport similaire entre des termes diffŽrents peut-il justifier
un glissement sŽmantique : Boxe / Echecs, et enfin Corps / Pices
?
In Gambit Revue, n° 3-4, 1989
L'hypothse
que nous formulons est qu'il y a lutte au jeu d'Žchecs parce qu'il
y aurait un corps dans le jeu et pas simplement une confrontation
abstraite. L'analogie est insuffisante pour expliquer ce dŽplacement,
l'identitŽ de rapport n'impliquant pas l'identitŽ des termes.
L'effectivitŽ
d'un corps symbolique implique un investissement affectif dans les
ŽlŽments du jeu et des combinaisons possibles ˆ la lumire des rgles.
Le dŽpassement de la valeur purement instrumentale des pices se
manifeste dŽjˆ dans le fait que nous reconnaissons que c'est nous
qui avanons dans le dŽplacement du pion b2 en b4. Se sentir ˆ l'aise
dans l'utilisation de telle ouverture ou telle autre, n'est peut-tre
pas simplement dž ˆ la valeur opŽratoire de celle-ci dans une stratŽgie
de gain.
Revendiquer
un espace affectif ˆ l'intŽrieur du jeu ne signifie pas que nous
nous rangions derrire l'idŽe suivant laquelle la manire de jouer
soit le reflet, l'image du joueur. Le " dis-moi comment tu joues,
je te dirai qui tu es " nie l'adaptabilitŽ du sujet (et donc du
joueur qu'il lui arrive d'tre) ˆ la situation, ainsi que le statut
de sujet. Dans le meilleur des cas, le style est une trace du sujet,
non le sujet lui-mme !
L'investissement
affectif se rŽaliserait au fur et ˆ mesure que se tisse entre les
pices des relations de protection et d'occupation de l'espace :
le cavalier protŽgŽ par le pion et la tour, qui protge le fou dont
la diagonale attaque le pion· A mesure que nous constituons ce "
corps symbolique ", la complexification du jeu rend d'autant plus
autonome le corps de la partie. Petit ˆ petit, le cours de la partie,
trouvant sa propre unitŽ, peut basculer. Le joueur qui hurle parce
qu'il perd, crie non seulement une souffrance, mais aussi le mauvais
calcul de sa prŽsence.
Par
consŽquent, pour qu'il y ait lutte, il est nŽcessaire qu'au prŽalable
un " corps symbolique " se constitue. C'est-ˆ-dire que s'opre un
dŽplacement du jeu dans le champ de nos reprŽsentations, d'un savoir
jouer ˆ un tre dans la partie. Jouer, c'est d'abord donner du mouvement,
faonner une figure ˆ un corps par une sŽrie d'articulations.
Ainsi
la constitution d'un espace affectif, de plaisirs, de douleurs,
de projets, prend en charge la totalitŽ de la structuration du jeu
et de la partie (ce sont les Blancs ou les Noirs qui gagnent, pas
seulement le cavalier dans un mat ˆ l'ŽtouffŽ). La corporŽfication
(?) du jeu nous autoriserait ˆ parler de lutte.
En
effet, l'espace affectif comme condition de possibilitŽ de la lutte
doit s'articuler avec deux autres dynamiques : la connaissance des
rgles et la confrontation.
Les
rgles autorisent le jeu autant qu'elles dŽfinissent le cadre et
les moyens de jouer. Par la mme, jouer, ce n'est pas refuser un
ordre, mais un ordonnancement. C'est l'issue de la partie et la
faon dont les joueurs oprent qui priment. Car, eu Žgard au dŽroulement
de la partie, nous connaissons les diffŽrentes conclusions : mat,
pat, abandon, temps. Les joueurs entŽrinent la rgle. La rŽvolte,
cela serait de vouloir que les pions puissent prendre en arrire
!
Par
rŽvolte, nous n'entendrons pas la perversion de la pratique ŽchiquŽenne
qui consiste ˆ Žlever au niveau de la loi, au nom de l'efficacitŽ,
telle ouverture ou telle structuration du jeu. Dans ce cas, on joue
pour lŽgifŽrer, c'est-ˆ-dire, faire d'un fonctionnement particulier,
d'une pratique singulire, une nŽcessitŽ absolue ˆ laquelle les
autres doivent se soumettre. L'hŽtŽrodoxie est payŽe en raillerie
aux Žchecs. Cependant, en un certain sens, lŽgifŽrer en fonction
de soi ou ˆ l'inverse des livres· cela signifie tout autant que
nous avons fait l'expŽrience de l'inŽpuisabilitŽ du jeu, que le
jeu porte toujours un inconnu.
Lutter,
c'est donc utiliser tout le champ des possibles dŽgagŽs par le jeu,
mobiliser toutes les ressources (nous y compris), une exploitation
totale de quelques pices ou de toutes, et ce, dans le respect des
rgles. L'investissement affectif ne serait-il pas alors cette mobilisation
des possibles par l'intermŽdiaire d'une stratŽgie et d'une tactique
? C'est la structure de notre jeu (y compris les pices passives)
qui est engagŽe dans le mouvement d'une seule pice.
La lutte
porte en elle-mme une dŽmesure, celle qui consiste ˆ Žvoluer sur
le " fil de rasoir ", ˆ engager le tout sur le particulier. Et lˆ,
comme ˆ la boxe, une coupure peut-tre fatale. Le sens de la lutte
s'Žchappe du jeu.
in Bulletin de l'Amateur, n¡ 4, 1997
avec l'aimable autorisation des anciens Directeurs de la Publication
Bernard Guérin et Dany
Sénéchaud
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