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Le jeu d'échecs vu par un philosophe :
Amédée PONCEAU (1884-1948)
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Par Dany Sénéchaud |
A
l'heure où fleurissent les best-sellers philosophiques
il est de bon aloi de rappeler qu'en matière d'introduction
à cette discipline, l'ouvrage de A. PONCEAU Initiation
Philosophique (Paris, 1944, Ed. Rivière. 2 tomes. Nombreuses
rééditions) demeure d'une exceptionnelle acuité.
Ceci
parce que, avec cet ouvrage profond, il faut d'abord entendre
l'idée de procéder à une initiation au sens
fort du terme : Avec ferveur A. PONCEAU entraîne
jusqu'à la pratique des thèmes principaux de la
méditation et tente, en usant d'une langue remarquablement
limpide, d'y faire participer un spéculateur novice.
Ferveur
stimulante il y a, également, du fait que l'auteur adopte
un point de vue doctrinal porteur : le secret de notre destin
est l'action par laquelle ce destin s'engage et se poursuit.
Il
faut reconnaître ici une grande thèse de l'existentialiste
que l'auteur partage avec Jean-Paul SARTRE et, plus invisiblement,
avec Gabriel MARCEL et Jean NABERT.
Ainsi,
A. PONCEAU se situe dans la tradition du spiritualisme français
(de DESCARTES à BERGSON) qui s'ouvrit, au XXème
siècle, à la psychologie et à l'analyse phénoménologique.
C'est
dans cette optique, donc, que A. PONCEAU fait, à
plusieurs reprises, référence à la pratique
du jeu d'échecs.
Afin de spécifier le corps humain en sa capacité
d'accomplir une action libre (le devenir temporel est investi
par le spirituel), l'auteur explicite l'intérêt philosophique
de la nouvelle d'Edgar Allan POE intitulée "Le
joueur d'échecs de MAELZEL" (1836) :
Le "Turc", présenté pour la première
fois en 1770 à la cour de l'Impératrice Marie-Thérèse,
fit le tour des capitales européennes. MAELZEL , l'inventeur
du métronome, avait racheté (en 1780) à l'ingénieur
hongrois, le Baron W. von KEMPELEN, son pseudo automate
(inventé en 1769).
"Nous
y voyons POE préoccupé d'expliquer pourquoi
un joueur d'échecs ne peut pas être un automate.
Nous le voyons, par la pensée, déjouer la tromperie
des exhibitions que faisaient MAELZEL d'un prétendu
joueur d'échecs automatique. Méthode réflexive,
l'un des meilleurs exemples qu'on puisse en donner : Edgar
POE socratise.
Son
argumentation, d'ailleurs, n'est pas complète, parce qu'il
ne fait pas la distinction fort utile entre les automates à
circuit unique et les automates à circuits multiples. Très
évidemment, un joueur d'échecs automatique est un
automate à circuits multiples. Chaque situation de l'échiquier
est comme une touche d'un clavier qui déclenche un système
de mouvement aboutissant à la parade ou à l'attaque
correspondante.
Pourquoi
ce système complexe de mouvements n'est-il pas suffisant
? L'argument d'Edgar POE est le suivant : Dans un système
automatique, les mouvements exécutés se suivent
nécessairement et dans un ordre déterminé.
Mettons ce système aux prises avec un joueur d'échecs
véritable, c'est à dire non automatique, il sera
mis en défaut mille fois pour une, parce que le joueur
non automatique n'est pas enchaîné par cette dépendance
stricte des coups les uns par rapport aux autres.
L'argument
est valable pour un automate à circuit unique. Mais avec
un automate à circuits multiples il faut insister un peu.
Voici
donc, semble-t-il, le point décisif. Le joueur non
automatique est le perpétuel inventeur d'un ordre stratégique
dans lequel prend place chaque coup joué, sans que ce coup
à lui seul constitue jamais la stratégie totale.
Ce sont d'autres coups antérieurs ou bien seulement pensés
tout d'abord pour être ultérieurement exécutés,
qui lui donnent ou promettent de lui donner l'efficacité.
A cette stratégie, l'automate ne peut jamais opposer
que des déclenchement spasmodiques, à effets limités.
Il sera fatalement acculé tôt ou tard à des
situations non susceptibles d'être compensées ou
redressées par un seul coup joué. Car la partie
se joue coup par coup. Pour opposer à une stratégie,
c'est d'une autre stratégie qu'il faut soi-même disposer.
Encore, par stratégie, devons-nous entendre moins un dispositif
fixé d'avance et immuable qu'une action susceptible de
s'infléchir à chaque coup dans un sens différent
de son action initiale.
Qu'exige
cette action ? Que le joueur s'inspire du spectacle offert
à chaque instant par l'échiquier, qu'il passe du
spectacle à une façon nouvelle de "penser la
partie", à ce que nous appelleront nouvelle structure,
nouveau concept; enfin que, de cette structure, il engendre une
représentation future, en route vers la solution. Rien
de tel, évidemment, chez l'automate. Par définition,
il est sourd. il n'y a pas de monde pour lui.
S'il
est possible, au cours de la partie, de saisir l'indice qu'il
y a , pour l'automate prétendu, spectacle, anticipation
de spectacle, passage d'une tactique à une autre, alors
on peut être assuré que l'automatisme est simulé,
que la spiritualité est présente non dans un dispositif
abandonné à lui-même, mais en action, inventant
l'existence "à mesure", et d'instant en instant.
Ainsi,
négligeant même au besoin tous les autres symptômes,
Edgar POE affirme-t-il, dans l'exécution des parties
par l'automate de MAEZEL, la présence d'un joueur
dissimulé. Ainsi en est-il pour toutes les exécutions
humaines. La pensée les suit pas à pas, faisant
naître des façons d'être, dosant l'être
au sein de l'existence, le rejetant et l'appelant selon des modes
nouveaux." (tome 1. pp. 35-37) |
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"Ainsi,
plutôt qu'à un automate, le corps est comparable
à un joueur d'échecs authentique, à celui
qui invente, à celui qui s'invente lui-même. Mais
cette invention est une surprise ici au moment où elle
s'accomplit de la façon la plus large, élaborant
à grands traits pour l'espèce entière un
thème sur lequel l'individu ne fera plus qu'exécuter
pour son propre compte des variations infimes, au moment où,
par le fait même, en contrepartie de cette invention corporelle,
surgit un monde dont les traits seront eux aussi offerts en spectacle
commun à toutes les existences de la même espèce,
à celles-là seulement, car le monde des hommes ne
peut être celui des ramiers ni celui des abeilles.
On
voit ici par surcroît d'où peut venir pour une bonne
part l'intérêt si frappant porté par la construction
des automates. Il s'agissait pour l'existence humaine de placer en
face d'elle ce qui s'oppose à elle d'une façon parfaite,
un pur objet, - pour aboutir à un univers d'objets dont on
pût dire qu'il est entièrement ce qu'il est, c'est-à-dire
impuissant à se nier, à s'évader de soi, à
se dépasser, entièrement dépourvu de spontanéité.
Tentative sur laquelle nous reviendrons." (Tome 1. p.38)
"Cette
analyse, reprenons-la précisément au point où
POE l'abandonne, car c'est malgré tout d'une façon
un peu sommaire, encore que très ferme, qu'il établit
une opposition entre l'automatisme et la spontanéité.
L'être spontané lui apparaît surtout comme
un inventeur de tactiques perpétuellement renouvelées.
Voilà précisément la situation qu'il s'agit
d'envisager avec plus d'ampleur en faisant l'inventaire de ses
aspects principaux ; cela revient à se demander : "Qu'est-ce
qu'en somme qu'être âme ?" C'est bien là
en effet la question sur laquelle POE s'efforce de prendre parti
: selon lui, lors des exhibitions de MAEZEL, le public avait affaire
à une âme, non à un système de rouages
et de poulies.
"Peut-être
pourrions-nous commencer par noter qu'avoir affaire à une
âme c'était avoir affaire à une existence
se déployant en spectacles qu'elle prenait
à son compte et qui se qualifiaient pour elle comme pour
nulle autre. La façon dont l'échiquier évolue
de par les initiatives de l'adversaire, l'existence qui est une
âme ne se contente pas d'en prendre acte. L'évolution
de l'échiquier lui est agréable ou pénible
; il se joint à la disposition des pions une âcreté
ou une douceur par lesquelles il est témoigné que
l'existence bénéficiaire du spectacle est engagée
dans la situation, qu'elle vit la situation.
(...)
Non seulement l'échiquier prend aux yeux du
joueur, quand il est âme, un aspect émouvant, mais,
du fait que l'on a affaire à une âme, les spectacles
qu'offre l'échiquier peuvent se survivre à eux-même,
renaître de leurs cendres au moment même où la
suite du jeu semble les avoir fait se volatiliser : "voilà
où était tout à l'heure la dame et le fou."
On comprend aisément l'importance de cette renaissance, ou
de cette rétrospection. Être âme, dirons-nous,
c'est être en mesure, pour pratiquer l'affirmation de soi,
d'engendrer des spectacles rétrospectifs dont
on est le seul bénéficiaire. A ces spectacles rétrospectifs
viennent se joindre, dans des conditions et avec des bénéficiaires
analogues, des spectacles d'anticipation ou prospectifs.
Et enfin, entre le prospectif et le rétrospectif, il faut
bien faire place à un caractère d'actualité,
de présence actuelle, conférée
lui aussi à ce qu'on pourrait appeler le panorama psychique
(...)
(...) Ce que nos recherches
sur le corps nous on fait connaître, c'est qu'il y a un
aspect structural de l'existence. Lorsque nous envisageons
la situation du joueur d'échecs enfermé dans le
coffre, ce à quoi nous songeons, ce n'est pas seulement
aux spectacles dont il bénéficie, c'est aux aptitudes
dont il dispose. Nous exprimons cette situation profonde en disant
qu'"il sait jouer aux échecs". Mais il y a bien
d'autres choses à évoquer ici. Car ce joueur est
un homme.
(...) Ce ne serait pas en somme seulement une âme de joueur,
mais une âme humaine dont nous affirmerions l'existence en
profondeur. Et nous voyons bien qu'il ne s'agirait pas uniquement
de structures intellectuelles, encore que l'intellect en l'occurrence
ait manifestement beaucoup à gagner. Un joueur humain apprend
à se dominer, parvient à s'assagir, "prend du
caractère" au cours des péripéties de
son existence ; il contracte des goûts, des passions. Il se
met, comme nous l'avons dit antérieurement, en route vers
sa propre vérité, devient capable de penser sa propre
existence, construit un concept de soi-même, - tout autant
qu'un concept du monde.
Enfin, en deçà des structures elles-mêmes, il
y a l'action constituante tant objectivante que subjectivante.
Il se trouve en effet que les péripéties dont nous
avons parlé reviennent à révéler cette
double exigence - qu'il y ait un monde, qu'il y ait pour chacun
un soi -, comme correspondant à un acte fondamental perpétuellement
repris et dont l'aspect le plus profond correspond à cette
question : "Est-ce bien ainsi ? Est-ce ainsi que cela devrait
être ?"
Voilà ce que c'est qu'être âme pour un joueur
d'échecs caché dans un coffre. Et voilà ce
que c'est pour chacun de nous. Voilà en quoi nous différons
de l'automate.
Ici encore, d'une façon perpétuelle, se produit
un passage de l'action constituante à la phénoménalité,
de même il y avait en physique épanouissement et objectivation
de la phénoménalité, de même il y a ici
par surcroît épanouissement du subjectif et perpétuelle
subjectivation. Ce courant traverse les structures et les
revigore en même temps qu'il les met en contestation, c'est
en cela que consiste au sens profond la conscience et c'est de cette
façon qu'il faut interpréter les phénomènes
de conscience." (tome 1; pp. 155-157. On verra également
: tome 1. pp. 180-181)
* * *
Ceci
étant dit, une bonne fois pour toutes, dès les années
40, il est entendu que les Fritz 5, Chess Genius 5 et autres
molosses cybernétiques d'aujourd'hui n'ont
qu'à bien se tenir ! Non, mais sans blague !
*
* *
Un
électronicien anglais faisait remarquer, à propos
des ordinateurs, que l'homme ne renoncerait pas plus aux échecs
qu'à courir un cent mètres, bien que les voitures
soient plus rapides que lui.
Grandeur et stupidité des actions humaines sont marquées
dans ce propos. Propos judicieux, quoi qu'on en pense, et qui prolonge
le mot non moins salé de Guillaume APOLLINAIRE :
"Lorsque
l'homme voulut imiter la marche, il inventa la roue !"
*
* *
in Bulletin de l'Amateur, n¡ 5, 1997
avec l'aimable autorisation des anciens Directeurs de la Publication
Bernard Guérin et Dany
Sénéchaud
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© Reyes 1997-2002
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