Ecoutons Philidor l'An, le
propre fils de Philidor, Ç Philidor essaya de faire, avec l'abb
Chenard, une partie sans voir l'chiquier. Il en fit ensuite deux
la fois de mmoire au Caf de la Rgence, Paris [ frquent
par les philosophes des Lumires dont certains, l'instar de Jean-Jacques
Rousseau, aussi amateurs clairs de musique que de jeu d'checs,
devinrent ses amis (2) ]. Cette partie est raconte dans
l'Encyclopdie (1751) de Denis Diderot et Jean Le Rond D'Alembert,
l'article Echecs È. (Ç Biographie de Franois-Andr
Danican dit Philidor È, in Le Palamde, 1847)
Tout autant le parallle
de lâanalyse des Echecs avec celle de la Mathmatique semble-t-il
aussi praticable que celui du monde des Echecs et du monde finalis
des Encyclopdistes du XVIIIme sicle ?
Pour ces derniers, le jeu des
causes naturelles travaille dans le sens du Perfectionnement :
la nature, par le jeu immanent de ses lois, se maintient dans un
ordre peu prs cohrent. A ce niveau, la Ç pyramide des mondes È
de la Thodice de Leibniz trouve son quivalent dans les
Elments de physiologie de Diderot. Par suite, la vie est
attribue la matire et dans une sorte de tableau anim, le monde
sâorganise : ici, lâanalyse du hasard (et de la ncessit)
nâagit plus comme principe ou comme cause, mais comme instrument
de prvision et dâaction [ voir Penses sur lâinterprtation
de la nature de Diderot ]. Aussi, le monde nâest-il pas le fruit
dâun miracle (thodice) ni une production fortuite mais organisation
lgifre. De ce fait et par extension, lâendroit o Leibniz envisageait
lâanantissement des Ç monstres È, Diderot dgage plutt
lâide selon laquelle les Ç monstres È peuvent subsister
dans le monde : seuls sont extermins, dans ce jeu plus logique
du monde, les tres contradictoires ; Ç ceux dont
lâorganisation ne sâarrange pas avec le reste de lâunivers. È
Philidor,
dans le monde restreint des 64 cases de lâchiquier, a travaill
tout autant lâexamen cens dâun quilibre global qui comporte
une matire (les trois dimensions du jeu : matrielle, spatiale,
temporelle) et une organisation, selon des Lois, de cette matire
(lâlment structural et lâlment dynamique). La monstruosit,
dans lâordre de la raison analytique aux Echecs, devenant tout coup
(ou suite de coups) par examen clairement rfut quant sa capacit
maintenir au moins lâquilibre positionnel.
Par
la mme Philidor marque le fait que les Echecs mritent le statut
de Ç science È et constituent un systme rationnel
digne de lâefficacit de la mthode analytique. [ pour un parallle
avec Leibniz, voir Couturat, Ibid., chap. VI, p. 242-4 ]
Max Euwe ajoute : Ç Un
sicle devait sâcouler avant de revoir lâre des pions du grand
Franais rtablie par Steinitz et rvle dans toute sa valeur È.
Avec Philidor, gnial thoricien des Echecs du sicle des Lumires,
le jeu se constitue en tant que systme rationnel :
câest lâavnement des principes fondamentaux du noble jeu.
En quelques sorte, marquant lâimportance des pions (thorie des
chanes et pions passs), il rvle, par voie de consquence, celle
des Ç buts intermdiaires È aux Echecs. W. Steinitz (1836-1906)
dveloppa encore cette conception jusquâ lâÇ attentisme È :
le joueur moderne cherchera dornavant tirer la Nulle ou
le gain, sans jamais choisir de rompre de lui-mme lâquilibre positionnel.
(*)
le prsent texte quant lui a t conu en 1996, mais seulement
rdig (et actualis) en septembre 2002 !
(1)
cet expos de la pense de Philidor change de la citation
tronque "les pions sont l'me des checs". Philidor veut
inciter le lecteur inclure chaque coup dans un ensemble raisonn.
Les parties d'checs-supports ne sont que prtexte ses petites
phrases-commentaires pour illustrer sa mthode aussi refusera-t-il
de modifier le contenu de l'Analyze· malgr les critiques
acerbes de ses collgues "amateurs" de la Rgence qui
ne jugent que la forme et non le fond. Philidor est rellement le
point de dpart des Echecs modernes tudis scientifiquement. Cependant
Philidor est avant tout un artiste musicien qui applique aux Echecs
la mme rigueur scientifique classique que lui a enseign Campra
aux pages de la chapelle royale de Versailles pour la composition
musicale ; Il avait le mme" tic" pour la composition
musicale et le jeu d'checs : un tournoiement du corps dont le mouvement
le plus violent se situe dans les jambes. Bien qu'il ait t gnial,
et curieux de tout, a beaucoup appris en observant autour de lui
en Europe (il a t hors de France huit ans), ce n'est pas proprement
parler un intellectuel mais un sensitif ; il ne thorise pas
formellement mais indique comment on devrait penser en jouant. Ce
sont les intellectuels qui lui reconnatront la place minente qu'il
a prise dans l'histoire de la pense chiquenne ; avant cela
les amateurs lui ont rendu un autre hommage : le "Philidor"
tait "le" livre d'checs pendant plus de cent ans. (66
ditions de lâAnalyze· de 1749 1871 !) Au final, lâutilisation
mme du mot dâ Ç analyse È dans le titre de lâouvrage
montre bien lâinscription de Philidor dans son temps.
(2) Rousseau
dcouvrit les checs en 1733 avec un genevois nomm Baugeret :
Ç il me bat une fois, deux fois, vingt fois ; tant de
combinaisons sâtoient brouilles dans ma tte, et mon imagination
sâtoit si bien amortie que je ne voyois plus quâun nuage devant
moi. Toutes les fois quâavec le livre de Philidor ou celui de Stamma
jâai voulu mâexercer tudier des parties la mme chose mâest arrive,
et aprs mâtre puis de fatigue je me suis trouv plus foible
quâauparavant È (Confessions, livre cinquime). Avec
son installation Paris, en aut 1742, sa carrire de joueur franchit
une nouvelle tape. Dans cette ville qui est, selon le Neveu
de Rameau, Ç lâendroit du monde o lâon joue le mieux aux
checs È, Rousseau pratiqua dans de nombreux cafs : Ç Jâavois
un autre expdient non moins solide dans les Echecs auxquels je
consacrois rgulirement chez Maugis les aprs-midi des jours que
je nâallois pas au spectacle. Je fis l connoissance avec M. de
Lgal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs
dâchecs de ce tems-l È (Confessions, livre septime).
Rousseau et Diderot avaient li connaissance en 1742 et ils avaient
de nombreux points communs, notamment ils aimaient la musique ;
la musique italienne pour laquelle ils avaient pris fait et cause
lors de la querelle des Bouffons. Leurs joutes chiquennes tournaient
lâavantage de Rousseau. Au souvenir de ces parties, Diderot crivit
dans le Salon de 1767 (vol. III) : Ç Lâhomme ambitionne
la supriorit, mme dans les plus petites choses. Jean-Jacques
Rousseau, qui me gagnait toujours aux checs, me refusait un avantage
qui rendt la partie plus gale. ö Souffrez-vous perdre, me disait-il ?
ö Non lui rpondais-je, mais je me dfendrais mieux et vous en auriez
plus de plaisir. ö Cela se peut, rpliquait-il, laissons pourtant
les choses comme elles sont È. Les confrontations chiquennes
entre Diderot et Rousseau font penser Ç une sorte de psychodrame
o se dnouait aussi la complexit de leurs rapports È, explique
M. Coulon. Sur tous ces points biographiques, voir M. Coulon, Ç J.-J.
Rousseau joueur dâchecs È, in D. Snchaud (dir.), Jeu
dâchecs, arts et sciences humaines (colloque de Poitiers, 2002),
paratre.
En savoir plus :
H. W. Fink (dir.),
Pour Philidor. Koblenz, 1994.
M. Benoit, Philidor, musicien et joueur dâchecs.
Ed. Picard, 1995.
M. Coulon, Jeu dâchecs et socit en France au XVIIIme
sicle. Ed. Septentrion, 2001.
G. Allen, The life of Philidor (1863). Reprint : Moravian
Chess, 2001.
G. Walker, A selection of games at chess actually played
by Philidor and his contemporaries (1835).
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